Tirésias : une leçon sur le savoir, l’expérience et les sens
Tirésias est le plus fameux devin, un personnage à la fois mystérieux et complexe de la mythologie grecque. Il incarne un voyage singulier entre les genres, les sens et les formes de savoir. Transformé de femme en homme, puis frappé de cécité, son parcours est celui du savoir au-delà de ce que les sens nous enseignent.
Tirésias et l’expérience des deux genres
Née femme, Tirésias suscita rapidement l’intérêt d’Apollon qui, en échange de ses faveurs, lui apprit la musique. Mais lorsqu’elle se refusa à lui, ce dernier la métamorphosa en homme, espérant ainsi lui faire ressentir ce que c’est d’être sous l’emprise du désir dans un corps masculin. Cette transformation, bien plus qu’une punition, pose une question centrale : comment le genre façonne-t-il notre relation au désir et à l’autre ?
Dans ce voyage entre les deux sexes, Tirésias est confronté à la dualité du désir et de l’attraction. Il connaît l’extériorité du regard masculin, mais aussi l’intériorité du plaisir féminin. Ce changement radical pose la question très actuelle de l’identité : comment la perception de soi change-t-elle lorsqu’on expérimente deux rôles différents dans les dynamiques du désir et du pouvoir ? Tirésias, par son expérience, détient une vérité rare, capable de mettre en lumière des aspects cachés de la nature humaine.
Cette double vie fait de Tirésias un véritable symbole de l’empirisme appliqué à la question du désir. Loin des spéculations théoriques, il tire son savoir des sensations corporelles vécues dans les deux genres. Ce savoir empirique, issu de l’observation et de l’expérience sensorielle, lui confère une autorité inédite lorsqu’il est sollicité pour trancher la dispute entre Zeus et Héra sur la question du plaisir charnel.
Le débat entre Zeus et Héra : le plaisir comme miroir des rapports de pouvoir
Le sujet est délicat : qui, de l’homme ou de la femme, prend le plus de plaisir charnel ? Pour Zeus, la réponse est simple : la femme jouit plus intensément. Héra, quant à elle, refuse cette affirmation. Tirésias, qui a vécu les deux expériences, est alors sollicité pour trancher.
Celui-ci se rangea à l’avis de Zeus et déclara que si l’on pouvait partager le plaisir sexuel en dix parts, alors la femme en prendrait neuf et l’homme qu’une seule. Ayant été du sexe féminin Tirésias aurait dû savoir qu’il vaut mieux se garder de contredire une femme, et plus encore quand celle-ci règne sur l’Olympe. Pour avoir osé s’opposer à elle, Héra lui ôta la vue. Pour contrebalancer la sentence, Zeus lui octroya le don de double vue, celui de la divination.
Cette approche met en avant une idée centrale de l’empirisme : la connaissance ne peut naître que de l’expérience directe. C’est par les sens, par le vécu, que Tirésias accède à une vérité que même les dieux ne peuvent atteindre sans cette expérience.
Les sens, seules sources de savoir ?
Cette perte de la vue semble d’abord être une sanction terrible, privant Tirésias de son lien direct avec le monde physique. Pourtant, cette cécité marque un tournant essentiel dans sa quête de savoir.
En réponse à cette punition, Zeus lui accorde le don de la divination, lui offrant ainsi une « double vue ». Paradoxalement, en étant privé de ses yeux physiques, Tirésias acquiert une nouvelle forme de vision, plus profonde, qui transcende le simple empirisme sensoriel. Ce développement révèle une réflexion philosophique importante : le savoir empirique, bien que précieux, n’est pas la seule voie vers la connaissance. Il existe une autre forme de savoir, plus introspective, plus intuitive, qui émerge au-delà des sens.
La cécité de Tirésias illustre cette idée que la privation d’un sens peut ouvrir la porte à une autre forme de perception. En perdant la vue, il accède à une vision intérieure qui le relie aux vérités cachées du monde, aux futurs possibles, à la structure même du destin. L’expérience sensorielle reste une base essentielle du savoir, mais elle n’est plus suffisante. Le don de la divination, de l’anticipation montre que, dans certaines conditions, le savoir dépasse les simples sensations.
Empirisme et sagesse : l’évolution du savoir chez Tirésias
Le parcours de Tirésias est initiatique. Son histoire montre que le savoir naît d’abord des expériences directes du corps et des sensations — comme en témoigne son rôle dans la dispute entre Zeus et Héra. Mais elle révèle également que le savoir peut évoluer, se transformer, lorsque les sens sont retirés ou limités, ou lorsqu’on accède à une conscience supérieure.
L’empirisme traditionnel met en avant l’importance de l’expérience sensorielle comme source première du savoir. Tirésias illustre parfaitement cette idée dans sa jeunesse, en tant que femme, puis homme, vivant les expériences charnelles qui lui permettent de répondre aux questions des dieux. Mais lorsque Héra lui retire la vue, Tirésias accède à une autre forme de sagesse, une connaissance que l’on pourrait qualifier de métaphysique, où les limites des sens sont dépassées pour atteindre une forme de compréhension plus pure, détachée du monde physique.
En cela, le mythe de Tirésias suggère une réflexion sur l’empirisme limité par les sens et ouvre la voie à une autre forme de connaissance, plus intuitive et spirituelle. La sagesse de Tirésias repose donc à la fois sur son expérience directe des sens et sur sa capacité à dépasser cette expérience lorsqu’elle lui est retirée.
Conclusion : Tirésias, l’empiriste devenu prophète
Le mythe de Tirésias nous rappelle que le savoir commence avec les sens, mais ne s’y arrête pas. Empiriste par excellence dans sa jeunesse, il accumule un savoir unique grâce à ses expériences des deux sexes. Mais lorsqu’il perd la vue, il montre que la connaissance ne dépend pas uniquement des sensations physiques. En accédant à la divination, Tirésias devient l’exemple de celui qui a transcendé l’empirisme, trouvant la sagesse dans la privation sensorielle.
Ainsi, Tirésias devient une figure qui incarne à la fois la connaissance acquise par l’expérience directe et celle qui naît de la contemplation intérieure, faisant de lui un modèle de la quête de vérité dans toutes ses dimensions.
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Mythologos de Franck Senninger
Milon de Crotone a gagné les Jeux olympiques de lutte dans la catégorie des plus jeunes quand un « inconnu » du nom de Pythagore lui annonce qu’il ne remportera plus jamais de victoires à moins qu’il ne suive ses conseils.
Commence alors, une véritable initiation au travers des plus grands mythes grecs, dont le sens caché lui est peu à peu révélé. Il deviendra alors le plus grand athlète de tous les temps au palmarès inégalé.
Mais le bonheur a un prix…
Très bonne et instructive étude : merci Franck
Bonjour
je viens de relire MYTHOLOGOS et j’ai apprécié davantage les faits historiques et tous ces mythes décrits avec justesse et détail.
La première lecture, plus rapide, s’attachait plutôt à l’histoire et au combat de ces deux athlètes.
Merci pour toutes ces recherches et cette retranscription.
A bientôt au salon Milles feuilles de Sucy en Décembre.
Valérie LATRONCHE