Dionysos, les vendanges de la vie

Dionysos, dieu du vin et de l’ivresse mais pas que

Dionysos, dieu de la vigne, de la folie extatique et de la fête, cache un autre visage moins connu : celui de Zagreus, le dieu démembré. Ce duo divin, profondément ancré dans la mythologie grecque et orphique, est riche de symbolique et de philosophie.

Sorti de la cuisse de Jupiter (Zeus)

Zagreus, fruit des amours de Perséphone et de Zeus, avait encouru la colère d'Héra l'épouse de celui-ci. La souveraine de l'Olympe avait alors dépêché les Titans pour occire l'enfant, le découper en morceaux, le faire bouillir et enfin le consommer. Alors qu'il ne restait plus que le cœur, Apollon et Athéna surgirent et parvinrent à sauver ce maigre reliquat qu'ils offrirent à Zeus. Celui-ci le plaça à l'intérieur de sa cuisse l

e temps d'une nouvelle gestation. Quelques mois plus tard, Dionysos sortait de sa cuisse et s'éveillait à la vie. Pour les punir, Zeus foudroya les Titans dont les cendres formèrent la race humaine.

Nietzsche et Dionysos : la vie dans son essence tragique

Friedrich Nietzsche a souvent évoqué Dionysos dans ses écrits, le constituant comme un symbole central de sa philosophie. Dans La Naissance de la Tragédie , Nietzsche oppose l'Apollinien, représentant l'ordre et la raison, au dionysiaque, symbole du chaos, de l'instinct et de la puissance vitale. Pour Nietzsche, Dionysos est bien plus qu'un simple dieu de la fête ; il incarne l'acceptation de la souffrance inhérente à l'existence et l'affirmation joyeuse de la vie malgré cette souffrance.

Le dionysiaque chez Nietzsche est une force qui embrasse la totalité de l'existence, et comprend ses aspects tragiques. Il ne s'agit pas de fuir la douleur, mais de la transcender en la reconnaissant comme une part essentielle de la vie. C'est dans cette capacité à dire « oui » à la vie, dans toute sa cruauté et sa beauté, que réside la puissance du dionysiaque.

Le mythe de Zagreus, démembré pour être ressuscité sous une autre forme, trouve des résonances dans la philosophie de l'éternel retour développée par Nietzsche. Ce concept, au cœur de sa pensée, suggère que tout dans l'univers est cyclique, que chaque événement se répète éternellement. Ce cycle de destruction et de renaissance, incarné par Zagreus-Dionysos, devient une métaphore de l'éternel retour qui transcende la souffrance pour affirmer la vie encore et encore. Même dans 

 

d’indescriptibles souffrances, toute vie vaut d’être vécue et si elle devait se reproduire elle le serait sous une forme dionysiaque.

En effet, l'éternel retour est un test philosophique pour Nietzsche. Il demande : seriez-vous prêt à revivre votre vie, avec toutes ses épreuves, indéfiniment ? Cette question, profondément dionysiaque, renvoie à l'acceptation totale de la vie dans son ensemble, avec ses plaisirs et ses souffrances.

Dionysos et l'affirmation de la vie : au-delà du nihilisme

Dans une époque où Nietzsche percevait le nihilisme passif comme une menace croissante, Dionysos représente la force opposée : celle de l'affirmation. Le nihilisme, dans son essence, nie toute valeur et tout sens à l'existence. Face à cela, Dionysos, en tant que principe de la vie, refuse cette négation. Il invite à embrasser le chaos, l'irrationnel, la douleur, et à en faire des sources de création et de force dans un nihilisme actif.

Zagreus, en tant que dieu démembré, représente symboliquement l'individu face à un monde brisé et absurde. Mais Dionysos, le dieu ressuscité, montre qu'il est possible de renaître, de trouver la force dans la reconstruction et dans l'affirmation joyeuse de l'existence. Nietzsche, en adoptant cette vision, appelle à un dépassement du nihilisme par une affirmation radicale de la vie, un oui inconditionnel à l'existence telle qu'elle est, avec ses contradictions et ses tragédies.

L'interprétation orphique : Zagreus comme figure rédemptrice

Dans la tradition orphique, Zagreus prend une dimension rédemptrice. Le mythe de sa dévoration par les Titans, suivi de sa renaissance en Dionysos, symbolise un cycle spirituel de purification et de rédemption. La dévoration par les Titans peut être interprétée comme une métaphore de la chute de l'âme dans le corps, un thème orphique central. La renaissance de Dionysos représente alors l'ascension spirituelle de l'âme après la mort, une réconciliation avec la divinité. Cette perspective place Zagreus-Dionysos au cœur d'une réflexion sur l'immortalité de l'âme et le salut spirituel, un thème qui pourrait aussi résonner avec la philosophie de Nietzsche, mais sous un angle différent de celui de l'affirmation vitale.

L'aspect chamanique : Dionysos, dieu des marges

Dionysos, souvent perçu comme un dieu des excès et de la folie, est aussi une figure associée aux marges de la société et à la transgression des normes. Il incarne une sorte de figure chamanique qui traverse les frontières entre l'ordre social et le chaos, entre la vie et la mort. Sa capacité à se mouvoir entre différents états d'existence (en tant que Zagreus et Dionysos) reflète un pouvoir de transformation et d'initiation. Cela pourrait être exploré dans une optique plus anthropologique ou spirituelle, en le dépendant des traditions de rituels initiatiques, où le passage par la mort symbolique est une étape nécessaire pour une renaissance spirituelle.

L'interprétation psychanalytique : Dionysos et le désir

Dans une optique psychanalytique, Dionysos et Zagreus peuvent être interprétés à travers la symbolique du désir, de la pulsion de vie et de la pulsion de mort. Dionysos, en tant que dieu du désir et de l'extase, peut être relié à la dimension libidinale, tandis que Zagreus incarne la déchirure, la fragmentation de l'individu, symbolisant le passage à travers la douleur et la perte. Les rituels dionysiaques eux-mêmes, dans leur exubérance et leur transgression des normes sociales, peuvent être vus comme une extériorisation des pulsions inconscientes.

L'interprétation jungienne : Dionysos comme archétype du Soi

Pour Carl Jung, Dionysos pourrait être interprété comme un archétype du Soi, une figure qui représente l'intégration des contraires : la vie et la mort, le rationnel et l'irrationnel, l'ordre et le chaos. La dévoration de Zagreus par les Titans, suivie de sa renaissance, pourrait symboliser la nécessité de passer par un processus de déconstruction (le démembrement) pour parvenir à une forme plus complète de soi (la renaissance en Dionysos). Cette dynamique de mort et de renaissance est très présente dans la psychologie jungienne, notamment dans le processus d'individuation proche du processus alchimique de l’œuvre au noir.

L'interprétation politique : Dionysos contre l'ordre établi

Dionysos, dans la mythologie et la pensée, peut être vu comme une figure de subversion contre les institutions établies, notamment à travers son rejet des conventions sociales et des normes rigides. Le dieu de l'extase et de la folie est souvent en opposition avec l'ordre apollinien qui symbolise la rationalité et la structure. Certains penseurs ont interprété Dionysos comme une figure de rébellion, dont l'énergie débridée peut être associée à des mouvements révolutionnaires ou à des formes de contestation de l'ordre social. Dans un contexte nietzschéen, cela pourrait aussi être lié à sa critique de la moralité chrétienne et des valeurs traditionnelles.

L'approche existentialiste : Dionysos face à l'absurde

En se présentant dans une perspective existentialiste, Dionysos et Zagreus peuvent symboliser la confrontation à l'absurde de la vie. Le déchirement de Zagreus et sa renaissance sous forme de Dionysos illustrent l'idée que l'existence est pleine de ruptures et de pertes de sens, mais que l'individu doit malgré tout créer sa propre signification à travers ces moments de chaos. Cela rejoint Nietzsche dans sa lutte contre le nihilisme, mais cela pourrait aussi faire écho à des réflexions de penseurs comme Camus, qui voyait dans la confrontation à l'absurde une opportunité pour affirmer la vie avec lucidité.

L'aspect mystique : Dionysos et la transe

Enfin, on pourrait aborder Dionysos sous l'angle de l'expérience mystique, notamment à travers la transe et l'extase. Les rites dionysiaques visaient souvent à atteindre un état d'union avec le divin à travers la transe, le vin et la danse. Cette expérience mystique, où l'individu perd son sens de soi pour fusionner avec la nature ou le divin, peut être analysée à la lumière des théories contemporaines sur la spiritualité, ou des expériences limites. Cela pourrait aussi ouvrir une réflexion sur la place du sacré dans le monde moderne, en contraste avec le rationalisme dominant.

Conclusion : Une symbolique plurielle et intemporelle

Dionysos et Zagreus sont des figures mythologiques complexes, aux multiples résonances. En plus de la lecture nietzschéenne qui met l'accent sur l'affirmation de la vie et le dépassement du nihilisme, d'autres perspectives, qu'elles soient orphiques, psychanalytiques ou mystiques, révèlent les nombreuses facettes de ces divinités. Leur capacité à incarner à la fois la destruction et la renaissance, le chaos et la création, continue d'inspirer et d'alimenter des réflexions profondes sur la condition humaine, à la croisée de la philosophie, de la psychologie et du mysticisme.

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L'auteur : Franck Senninger

Franck Senninger est écrivain et médecin. Il écrit plus particulièrement des romans (Prix Littré, Prix du Rotary international, sélection au Prix Tangente de lycéens 2022), des nouvelles (Prix Cesare Pavese, Prix Città di Cattolica), des ouvrages de psychologie et de vulgarisation médicale. Ses livres sont actuellement traduits en italien, espagnol, portugais, polonais et en arabe. Il est membre de l'Académie Littré et ancien président du jury français du Prix Cesare Pavese (Italie). Il est aussi journaliste pour La Voce, le magazine des Italiens en France et cofondateur de l'Alliance italienne universelle, une association qui réunit les fils de l'Italie. Il donne régulièrement des conférences à l'Université Inter-Âge de Créteil, à l'Université inter-âge de Noisy-le Grand et à l'Université Paris-Est Créteil. Petit-fils de philosophe, trois générations de médecins l'ont précédé ce qui explique sans doute son attrait partagé pour la plume et le stéthoscope.

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